rideau
surveillance du barrage morice

Du sommet du mirador camouflé de sacs de sable le pinceau lumineux balayait l'enchevêtrement des barbelés. Le barrage sous la lumière blafarde était terrifiant. Le tronçon révélé par le projecteur ressemblait à une cage à fauves. Quatre mètres de large, deux de haut, bordée d'une triple barrière d'acier griffu, recouverte de chevrons du même fil. Au centre de la cage une barrière d'environ deux mètres supportait onze rangées de barbelés fixés sur des plots isolants : le barrage électrifié. Cinq mille à sept mille volts ! Mais pour y parvenir il fallait franchir l'entrelacs épineux formé d'abord d'un plan incliné hérissé de pointes d'acier, puis de rouleaux savamment emmêlés ; la première barrière franchie, on était dans la cage face aux milliers de volts qu'il fallait dompter. Ensuite mêmes obstacles pour en sortir. La piste dégagée que suivait maintenant le projecteur n'était plus qu'un faux répit au milieu de l'épreuve. Chaque pierre, chaque touffe d'herbe, chaque monticule cachait une mine antipersonnel. Puis c'était encore quatre mètres de barbelés compacts fixés par des piquets d'acier. Enfin, c'était l'Algérie dont on apercevait les rochers, la pierraille, le maquis rare qui sous la lumière crue n'avait plus de couleur. Tout le reste se perdait dans l'ombre hostile.
Sur le mirador, le casque enfoncé jusqu'aux sourcils, le servant fit basculer son projecteur pour accrocher dans son faisceau les silhouettes trapues des deux auto­mitrailleuses rangées à la porte du poste. A l'arrière, derrière les tourelles, deux immenses antennes courbées par le filin qui les retenait leur donnaient des allures de gros insectes à l'affût. Tout semblait calme.
Dans la casemate tout était gris. Les murs de parpaing fraîchement cimentés, le plancher poussiéreux, les couvertures de drap rêche jetées sur les lits Picot, les MAT suspendues à un clou au-dessus des paquetages. L'imposte entrouverte laissait filtrer un courant d'air frais qui ne parvenait pas à chasser l'humidité des murs ni l'âcre fumée des « troupes » dont les mégots débordaient d'un cendrier réclame. L'ampoule nue se balançait imperceptiblement au bout de son fil, et l'ombre de l'homme de garde se déplaçait sur le mur, de la photo d'une fille nue découpée dans Paris-Holly­wood jusqu'au tableau, gris lui aussi, où se succédaient cadrans, voyants lumineux, interrupteurs. Assis derrière une table de bois blanc où s'étalait la carte du secteur dont le poste était responsable, le veilleur lisait L'Echo d'Alger.

En trois mois le dérisoire réseau barbelé qui courait en arrière de la frontière algéro-tunisienne s'était transformé. Il était devenu l'arme 1 de la lutte contre le F.L.N. En trois mois on avait préparé le terrain, apporté des centaines de tonnes de barbelés, construit la centrale électrique, bâti les postes de relais, échelonné les garnisons sur le parcours. Traversant crêtes, oueds, surmontant les vallées, coupant les pistes, enserrant dans ses anneaux des oliviers tordus et des ruines romaines patinées par les siècles, le long serpent barbelé, dragon d'une guerre loin de la légende, s'étendait sur trois cent vingt kilomètres, prêt à cracher le feu dès qu'on l'effleurait. Tous les quinze kilomètres un poste de repérage veillait et, à deux cents mètres près, localisait les brèches. Immédiatement une patrouille d'automitrailleuses ou, si le terrain l'exigeait, de fantassins, repérait le lieu exact de passage et, dès le lever du jour, un bouclage resserrait l'étau sur les survivants de la caravane.

C'est ce tronçon qu'avait choisi Benzadi Menouar Ben Moktar pour ouvrir le chemin aux cent quatre-vingts hommes qui, chargés d'armes, devaient gagner la wilaya 2. Il pleuvassait. Le premier barrage avait été franchi facilement. Devant le passeur s'étendait le champ de mines. Cela, ce n'était pas son affaire mais celle des démineurs. Une dizaine d'hommes à quatre pattes, les doigts en crochets, ratissaient le sol. Dès que leur sens tactile exacerbé localisait une mine ils posaient dessus un gros morceau de coton hydrophile maintenu par une pierre. Derrière eux le sol semblait parsemé de flocons neigeux. Benzadi suivait leurs traces évitant avec soin les signaux de coton. La caravane prit le même chemin. Les hommes lourdement chargés —chacun portait une arme, parfois deux et cinq cents cartouches — mettaient leurs pieds dans les traces du compagnon qui les précédait. Une tension nerveuse extraordinaire régnait sur le groupe rebelle.

patrouille sur la ligne morice

Le danger était partout. Depuis le mois de février avait commencé la bataille des frontières. Non seulement quarante mille soldats français veillaient sur le barrage, mais quatre régiments parachutistes, dont le fameux R.E.P. du colonel Jeanpierre, étaient jetés dans la fournaise. Krim et Ben Tobbal avaient décidé de réagir. Mais bien tard. Ils lançaient plus de trois mille hommes sur le barrage pour tenter d'en empêcher le perfectionnement. Au coeur de l'anarchie qui régnait dans les unités des frontières personne n'avait pensé à lutter contre son développement. Au début, il était loin d'être efficace : une simple ligne de barbelés. Puis lorsque les centrales fournirent deux mille, trois mille, cinq mille et même sept mille volts l'hécatombe commença. La ligne Morice devenait le barrage qui tue . Dès février, pour lutter contre l'asphyxie qui menaçait l'intérieur, le F.L.N. dut faire diversion : attaquer un point du barrage pendant qu'un convoi le franchissait cinquante kilomètres plus loin. Mais, grâce au système de la localisation électrique, puis aux radars, la ruse fut éventée. Il fallait maintenant harceler les postes et passer à tout prix. Salan et Lacoste, qui ne s'attendaient pas à une réplique militaire de grande envergure, concentrèrent tous leurs efforts sur l'est. Deux objectifs : d'abord poursuivre l'imperméabilisation du barrage en multipliant les gadgets techniques et ainsi désarmer les maquis, ensuite mener une véritable bataille opposant les armes d'élite françaises ux fellaghas lancés par Krim à l'assaut de cette muraille d'acier.
Benzadi avait préféré franchir le barrage dans la région de Dar-Zerrouk où il semblait le plus imposant plutôt qu'au sud où apparemment les obstacles étaient plus faciles à surmonter. En effet sur les derniers cent quatre-vingts kilomètres du barrage, jusqu'à Négrine en plein Sahara, l'armée avait disposé une série de radars qui identifiaient toute présence humaine. Chaque radar était couplé avec trois canons de 105 à réglage automatique. Benzadi trouvait moins dangereux d'affronter la barrière électrifiée. Surtout depuis que le Front s'était procuré ces pinces coupantes isolantes made in Ger­many qui permettaient de sectionner des lignes d'une tension allant jusqu'à vingt mille volts ! Benzadi faisait partie des nouvelles unités de passeurs créées au sein de l'armée des frontières. Son rôle était d'aider les convois d'armes à franchir la frontière puis les conduire au-delà du no man's land établi par les Français tout le long du barrage. Depuis le début de la bataille des frontières la quasi-totalité de la population de la zone avait été évacuée. Seuls restaient face à face fells, paras et les quarante mille hommes qui tenaient les postes de La Calle à Négrine. Une fois le barrage franchi, Benzadi qui connaissait parfaitement la région devait conduire la caravane jusqu'au premier relais de la zone de Souk-Ahras où d'autres guides le remplaceraient. Il n'aurait plus qu'à franchir le barrage en sens inverse. Et recommencer dix ou douze jours plus tard. Benzadi aimait cette vie pleine de risques mais indépendante.
Ce 26 février le passage se révélait difficile. Les hommes n'avaient pas tous les nerfs solides. Déjà, en voulant aller trop vite, trois djounoud avaient sauté sur des mines. Trois sur cent quatre-vingts, ce n'était rien ! Mais l'explosion avait provoqué l'arrivée de la draisine blindée. Ses mitrailleuses étaient redoutables. Mais heureusement elles ne tiraient que de face. Pour l'éviter, une seule méthode : d'abord se camoufler, la laisser arriver et lors de son passage foncer droit sur son flanc et franchir la voie ferrée derrière elle. Grâce au sang-froid de Benzadi tout s'était bien passé. Restait la barrière électrifiée. Solidement campé sur ses grosses bottes de caoutchouc qui l'isolaient parfaitement le passeur cala la cisaille allemande au creux de ses paumes calleuses.
Il savait la parfaite efficacité de l'outil mais au moment d'aborder le premier barbelé électrifié, il ne pouvait se défendre d'un mouvement d'appréhension. Cinq mille volts ! D'un geste sec il trancha le premier fil. Une gerbe d'étincelles bleutées éclaira un instant son visage tendu. Puis deux, trois, quatre... cela suffisait pour permettre le passage. Plus loin sur la gauche, des djounoud impatients avaient tenté de soulever les fils inférieurs avec un bâton. Cinq ou six avaient pu passer en rampant. Brusquement le bâton avait glissé alors qu'un djoundi lourdement chargé abordait le passage. Un éclair blanc. Un cri atroce. Puis plus rien. Celui-là avait son compte. Cette nuit-là, huit hommes périrent ainsi.
Une demi-heure plus tard les rescapés foulaient le sol algérien. Benzadi s'approcha du chef du convoi.
« Maintenant nous sommes repérés. D'abord la drai­sine, puis la brèche dans le barrage. Une patrouille va arriver dans peu de temps mais nous serons loin. Ce qu'il faut craindre c'est le bouclage qui va essayer de nous coincer au lever du jour.
La caravane se mit en route. Les hommes surchargés de matériel haletaient, la bouche sèche, les poumons en feu. A 4 heures du matin, ce 26 février 1958, le convoi avait couvert en cinq heures une distance qui demandait ordinairement sept à huit heures de marche. La caravane guidée par Benzadi rejoignit même un convoi parti bien avant elle et qui avait emprunté un autre passage plus au nord du barrage, à la hauteur du bec de canard de Ghardimaou. La jonction était faite avec les guides de la wilaya 2. Benzadi s'apprêtait à quitter les djounoud lorsque les premières rafales éclatèrent. Les paras du 1"" R.E.P. avaient repéré la caravane de Ghardimaou. A marche forcée les hommes venus de Sakiet s'étaient précipités au rendez-vous fixé par le festin.

Le colonel Jeanpierre, qui avait engagé le 1" R.E.P. contre les rebelles repérés au passage de Ghardimaou, dut demander des renforts à la zone de Souk-Ahras. Les fells étaient pris dans la nasse mais l'armement dont ils disposaient les rendait redoutables. Dès le jour levé, l'aviation dut apporter son aide. Les accrochages qui se succédèrent furent si violents que le colonel Jeanpierre dans la colonne « pertes amies » de son compte rendu d'opération dut inscrire : 16 morts, 45 blessés, 2 T-6 descendus par les mitrailleuses ennemies. Les convoyeurs d'armes avaient chèrement vendu leur peau ! Le combat de Duvivier resta l'un des plus durs et des plus représentatifs de l'âpreté de cette bataille des frontières. Ce jour-là, 26 février 1958, le F.L.N. avait perdu 270 combattants, 120 fusils de guerre, 55 mitraillettes, 6 F.M. et 10 mitrailleuses: La caravane de Sakiet n'atteindrait jamais la wilaya. Benzadi, le passeur, était parmi les rescapés mais pour lui la guerre était finie.
Une fois encore le barrage avait rempli son rôle : avertir du passage des rebelles. Malgré son efficacité, jusqu'en avril, la poussée F.L.N. ne se ralentit pas. Inlassablement, Krim envoyait des troupes sur le barrage.. Cinq mille à six mille hommes auxquels s'ajoutaient les forces de Souk-Ahras harcelèrent sans trêve les postes-frontière pendant les mois de mars et d'avril. Mais pour une victoire F.L.N. — comme la prise du plus gros poste français à l'est de Souk-Ahras, pilonné par l'artillerie fell au 57 sans recul et aux mortiers de 80 et de 120, haché par les rafales de F.M. et de mitrailleuses — combien d'échecs ! Courant avril, lors d'une offensive de franchissement menée par neuf cents combattants, trois cents seulement passèrent la première ligne de l'ouvrage mais tout le groupe du nord fut détruit entre le passage de la barrière électrifiée et celui du no man's land qui la suivait. Quant au groupe du sud, il ne compta que trente survivants. Trente hommes armés sur neuf cents !
Pour la première fois depuis trois ans l'état-major français pouvait envisager une victoire militaire. Tout cela grâce à la ligne Morice. Et ce barrage si efficace portait le nom de l'éphémère ministre de la Défense nationale d'un gouvernement renversé depuis longtemps !

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le FLN et le barrage morice
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